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LE JUDAISME, LA VIE, LA SOUFFRANCE ET LA MORT

Entretien entre Serge Bureau et le rabbin David Sabbah du rabbinat du Québec

SERGE BUREAU : Endurer la souffrance de la mort afin d'expier les péchés des autres ces paroles ont-elles encore un sens à l'heure ou on parle de soins palliatifs, de demande d'euthanasie, au moment où la misère humaine est si grande?

DAVID SABBAH : Assumer la souffrance est une des épreuves les plus exaltantes pour l'homme depuis la création du monde. Si l'homme n'avait pas fauté, il n'aurait pas eu à souffrir. Avec l'introduction du concept du péché, Adam a introduit la mort. Or, pour expier la faute, pour pouvoir trouver une certaine réparation, une certaine conversion, l'homme doit assumer une souffrance; il doit assumer ses épreuves. Si Vous posiez ainsi la question : Aujourd'hui, alors qu'il y a tellement de maladies, alors qu'il y a tellement d'épreuves, faut-il que l'homme souffre?, je vous rappellerais certains poèmes de plusieurs Romantiques qui exaltaient justement la position de souffrance, et qui appelaient Cette souffrance afin de se Sentir mieux dans leur condition d'être humain.

L'humain doit faire l'expérience de sa fragilité, de sa précarité, or, C'est la souffrance qui doit la lui donner. La juste mesure de la condition humaine, C'est le fait d'assumer une souffrance. Il est certain que ce n'est pas facile. Un être qui souffre a une double souffrance; il souffre physiquement, puis Cette souffrance se transforme en une souffrance morale, existentielle : Pourquoi moi? Pourquoi voit-il les autres rire, vaquer à leurs occupations, alors que lui est cloué dans un lit? Lui aussi, hélas, a eu une part de bien-être, mais il n'a pas su, peut-être, préserver ces instants de bonheur par une conduite adéquate, qui n'aurait choqué ni son environnement ni sa propre personne, et c'est Ce que la souffrance doit lui rappeler. Parce qu'en réalité, pour le judaïsme, un homme qui souffre est un homme qui doit réparer quelque chose, c'est à qu'il doit se remettre lui-même a l'heure juste.

S.B. Mais doit-on nécessairement associer souffrance et mort?

D.S. Pas nécessairement; Si quelqu'un souffre, la mort est peut-être une délivrance, mais ce n'est pas nécessairement cela. C'est une délivrance morale, oui, mais ce n'est pas une délivrance de la souffrance elle-même. Si on part du principe que l'homme se retrouve lui-même, qu'il retrouve lui-même son identité, il se retrouve également parce qu'il se questionne dans la souffrance. C'est elle qui va lui donner les moyens de se remettre en question; alors il se retrouve; et s'il se retrouve, c'est déjà une délivrance en soi, parce qu'il arrive à cerner ses limites.

S.B. On peut être mal vu d'accepter ainsi la souffrance dans notre monde Contemporain...

D. S. Il ne faut pas voir seulement le coté négatif de la souffrance; il faut aussi voir que l'être humain devient plus humain, ou redevient lui-même. Dans la souffrance, peut-être devient-il plus apte a écouter les autres.

S.B. C'est souvent ce qui se produit au moment de la mort, ou quelque temps avant la mort, au moment ou l'on devient plus sensible...

D. S. Absolument. Lorsqu'une personne se rend dans un hôpital et voit des gens qui sont aux soins palliatifs, ou qui se rapprochent de plus en plus de la mort, elle voit ces souffrances, et elle souffre elle-même, et la souffrance des autres la fait réfléchir.

S.B. Vous qui oeuvrer très concrètement à l'intérieur de votre communauté, croyez-vous qu'on s'habitue à la mort?

D. S. Chaque cas est poignant. J'ai vu des personnes réagir au départ d'êtres de 80 ans, de 90 ans, avec autant de souffrance que si c'était un être jeune. On ne peut pas être blindé contre la mort et banaliser le phénomène; je suis obligé de comprendre la douleur de ces personnes, et je ne peux pas du tout ne pas vivre en sympathie avec elles, et cela veut aussi dire souffrir.

S.B. Comment la Bible parle-t-elle de la mort?

D. S. La Bible parle de la mort pour mentionner que la personne va mourir. La mort frappe l'humain parce qu'Adam a fauté. A partir de ce moment, la Bible a déjà signifié à l'homme ce qu'est le phénomène de la mort, ce qu'est vivre, ce qu'est la notion de la vie par rapport à la mort. La mort vient mettre un terme à une vie dissolue. Peut-être me direz-vous que tout le monde n'a pas mérité la mort simplement parce qu'il y a eu une faute. On peut citer des personnages de la Bible dont la mort n'est pas du tout reliée à la faute, mais ils sont morts !

On dit que la mort frappe l'être humain parce qu'il entre dans l'économie de la création, dans l'économie cosmique. Effectivement, l'être humain a été créé dans ce monde en vue de l'autre monde; si la mort n'est que le billet d'entrée que nous devons payer pour aller dans un au-delà, elle est nécessaire. C'est ainsi que dans la Bible on voit le phénomène de la mort. On l'étudie non pas comme quelque chose de tragique, mais comme quelque chose de nécessaire. Il faut relier la mort une mission de l'homme; il y a ceux qui vont l'accomplir et la mener à terme en peu de temps, et il y a ceux qui prendront quatre-vingt-dix ans pour y arriver.

S.B. Quelle est votre position face à l'euthanasie?

D. S. Lorsqu'une équipe médicale décide, par exemple, de brancher un malade sur des appareils parce qu'elle juge qu'il a des chances de s'en sortir, il est inadmissible qu'on décide par la suite de le débrancher ou d'essayer par d'autres systèmes d'abréger sa vie.

S.B. Inadmissible?

D. S. Inadmissible. L'homme est une machine extraordinaire mais il a une seule limite, celle de ne juguler ni la vie ni la mort. Cela relève de l'autorité divine, cela appartient à Dieu. On a donné à ce médecin la possibilité de juger; le jugement qu'il a fait est peut-être le meilleur, il a branché le malade il a donné des médicaments pour le sauver, il faut donc qu'il continue à lutter pour lui.

S.B. Oui, mais parfois les médicaments ou les machines en question sont utilisés dans un but strictement expérimental.

D. S. Il arrive souvent que des familles m'appellent parce que le père, la mère, ou un enfant est malade : L'équipe médicale nous demande de débrancher le malade. Que dit la religion dans ce cas-lÀ? Je dis : Interdiction de débrancher: Laissez le malade branché donnez-lui les médicaments. Donnez-lui la chance. Si on admet que la machine ne peut pas être mieux qu'un corps humain un corps humain peut cesser de fonctionner subitement, même s'il est en bonne santé , alors que peut faire la machine? Elle peut lui donner l'aide nécessaire pour fonctionner davantage, tout simplement; mais Si le malade doit mourir, si ses fonctions essentielles ne répondent plus, les machines ne pallieront pas à tout cela. Les machines peuvent aider, mais lorsque le coeur ou le cerveau doit cesser de fonctionner, il va cesser de fonctionner. Il nous est arrivé à notre grande surprise, de voir des personnes pour lesquelles je m'étais opposé à ce qu'on les débranche actuellement bien vivantes, alors qu'elle avaient été médicalement condamnées.

S.B. Les soins palliatifs vous semblent-ils un bon compromis?

D. S. Puisqu'à ma connaissance les soins palliatifs peuvent aussi hâter la mort ce n'est pas un bon compromis.

S.B. Hâter peut-être pas, mais du moins soulager...

D. S. Ils soulagent, mais ils peuvent aussi précipiter la mort, et ce n'est pas le meilleur des compromis. Il faut laisser lutter. Soulager aussi, bien entendu, mais peut-être y a-t-il des moments où la personne peut trouver en elle-même l'énergie nécessaire pour sen sortir.

S.B. Quelle importance la pensée juive accorde-t-elle aux notions de ciel et d'enfer, d'ange et de démon?

D.S. Les rabbins s'arrangent pour dire qu'un homme crée ses propres anges bénéfiques et maléfiques. Un homme qui fait une bonne action, qui agit moralement, crée en soi un principe spirituel qui va être bénéfique pour lui; la protection qu'il peut avoir vient de ce principe. En contrepartie, l'homme qui agit mal crée un désordre autour de lui, même dans sa propre essence, dans son être, et ce désordre peut être qualifié de démon, d'ange maléfique.

S.B. Ça s'approche un peu du concept existentialiste de la liberté, c'est-à-dire que selon la manière dont on se comporte, on crée ce que vous appelez de bons ou de mauvais anges...

D. S. Nous sommes d'accord. Nous ne rejetons pas l'existentialisme en tout et pour tout; il faut prendre ce qui est bon. Il est vrai que dans la philosophie de Sartre, de Heidegger ou de Husserl, et de Levinas qui un des premiers a introduit l'existentialisme en France, même avant Sartre on retrouve, exactement, des points de vue du judaïsme sur la liberté. Quand on choisit la voie qui mène à la perfection, la liberté est une voie bénéfique, plénifiante, exaltante pour la personne.

S.B. Croyez-vous sincèrement qu'un homme puisse mériter l'enfer?

D. S. Croyez-vous qu'un homme qui a mal fait ne vive pas un enfer ici?

S.B. Oui, mais s'il le vit c'est peut-être suffisant!

D. S. Mais s'il le vit moralement, il vit un enfer extraordinaire. Dites-moi, comment se fait-il qu'il y ait des gens dans des asiles psychiatriques? Comment se fait-il que des gens puissent, subitement, être en révolte contre eux-mêmes, et que cette révolte devienne une maladie, ou les mène carrément à un enfer? S'ils ont un blâme de leur conscience pour des actes qu'ils ont mal faits et qu'ils n'ont pas avoués, ou n'ont pas pu extérioriser, cela devient une révolte contre eux-mêmes, cela devient un enfer. Pourquoi éliminerais-je l'idée de l'enfer puisque je l'accepte dans la vie présente?

S.B. Et ce type d'enfer existerait dans un au-delà?

D. S. Cela ne me dérangerait pas de le concevoir.

S.B. Considérez-vous le peuple juif comme un peuple marqué par la mort, qui vit avec et contre la mort?

D. S. Le peuple juif est la revanche contre la mort, c'est la résurrection continuelle, c'est la vie qui se renouvelle. Il n'y a pas en de disparition; peut-être y a-t-il cette victoire sur la mort. Le peuple juif est très sensible à la mort et à la souffrance; nous avons souffert plus de deux mille ans, nous vivons en exil, mais avons appris à vivre avec la mort et aussi à vaincre, sur le plan général, en tant que peuple.

S.B. La mort fait-elle partie de vos méditations quotidiennes, de votre cheminement spirituel?

D. S. Je dis toujours que la mort est la seule certitude qu'a l'homme. Il est certain qu'il va mourir et que la mort n'est pas tellement loin. Il doit toujours vivre avec cette idée qu'un jour il va mourir, que demain il va mourir, que dans un instant il va mourir. Et on ne livre pas à la tentation quelqu'un qui va mourir, on ne le livre pas aux désirs, aux appétits corporels; un mort doit être moral. Alors, celui qui sait que dans un futur très proche il sera candidat à la mort doit se ranger. C'est une méditation de tous les jours, oui.

S.B. En lisant sur la pensée juive j'ai cru saisir certaines allusions à la réincarnation, mais de façon indirecte, on ne parte pas d'êtres réincarnés dans des animaux ou d'autres choses, mais le terme est quand même présent.

D. S. Le phénomène de la réincarnation est venu très tard, vers le 18ème siècle, mais il est possible qu'il ait existé avant sans qu'il soit manifeste dans les écrits. On considère que l'homme qui avait une mission sur la Terre et qui ne l'a pas menée à bien devrait revenir pour terminer ce qu'il avait à faire. Cette deuxième vie, c'est une deuxième chance qu'on donne à l'être humain qui a gâché la première.

S.B. Donc, on pourrait tous avoir une deuxième chance?

D. S. Est-ce qu'il faut viser? Non, il faut au contraire viser la réussite au premier jet. Avoir une deuxième chance est une punition, c'est un châtiment. Revenir ici-bas pour refaire ce qu'il n'a pas su faire au départ n'est pas du tout à la gloire de l'homme. Il faut réussir dès la première fois.

Ainsi les justes doivent-ils endurer la souffrance de la mort afin d'expier les péchés des autres, car ceux qui endurent la souffrance dans la joie apportent le salut au monde.

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